« Tu apprendras à tes dépens que le long de ton chemin, tu rencontreras chaque jour des millions de masques et très peu de visages. »
Luigi Pirandello
J’ai lu ici et là qu’on convoquait le qualificatif de « conteur » pour évoquer les seuls en scène de Sébastien Barrier. Je trouve cela injuste car c’est passé à côté ou ne pas voir tout un dispositif théâtral qui ne peut résumer l’artiste à ce rôle si noble soit-il.
Barrier développe sur scène tout un dispositif hérité du cirque et
du théâtre de rue. Ils ont leur méthode et l’artiste nous le rappelle d’abord par le doute, la polysémie et bien sur l’auto-ironie autour de la qualification de son métier dans une séquence vidéo, absurde, au téléphone pour le recensement national. Quel est son travail ? Si, à cette question il répond par une pirouette qui trahit un désir d’indéfini, de ne pas être catégorisé, de ne pas avoir de catégorie voire qu’il soit impossible d’être catégorisé, il lance tout de même le mot « clown ». Tout ceci au final pour éloigner le mot « travail » de ce qu’il fait car Sébastien Barrier lui, il s’occupe de vivre et c’est déjà bien plus difficile, beau, intense que de travailler. Sa non-réponse, son refus implicite du mot travail et l’apparition du mot « clown » nous entraine dans le domaine de l’existence. L’artiste, le comédien, le clown, le jongleur ..peu importe , c’est bien dans la moelle de notre destinée que nous entrons: une quête existentielle.
C’est la ruse des comiques, des clowns, des jongleurs: révéler de quoi est fait le monde par un masque comique. Seulement, certains prennent le masque pour la réalité .
On mesure alors la profondeur du spectacle de Sebastien Barrier. Non qu’un conteur ne puisse pas atteindre le niveau d’une quête existentielle dans son conte mais, tout d’abord, notre jongleur est bien trop bavard, trop long pour le cadre du conte. Surtout la démarche est plus brute au sens où elle se cogne au réel. Pas de princesse, pas de château, pas d’enfance. Des suicides, Sainte-Anne, la résilience, le (post-)punk. L’entreprise prend alors une dimension poétique -encore une fois les pistes sont brouillées, où sommes-nous ? Au théâtre ? Chez le psychiatre ? Soirée poésie ?- chapeautée par 5 personnages que Barrier proclame « saints » qui vont constituer la mosaïque qu’il réalise sur scène dans un dispositif minimaliste, entre artisanat théâtral :(poulies, poutres), table de mixage, laptop et écran vidéo. Et, encore une fuite vers l’indéfinissable Monsieur Barrier, le jongleur se mue en homme-orchestre, à mi-chemin entre le monsieur loyal d’un festival local de cirque et l’orateur demiurgique nommé « Tablantec » - son premier spectacle solo vu personnellement lors d’un mémorable festival de rue d’Aurillac- qui va nous faire aller à l’essentiel.
Vous comprendrez bien qu’à côté de l’essentiel, le travail est bien loin et que l’on y parle de bien de vie, de mort, de rencontres, de soin, de rage dans ce fatras méticuleux comme si l’on entrait dans sa maison de Locmiquélic et qu’il nous présentait durant la visite son univers avec ses objets sacrés, ces objets qui nous maintinent vivants, qui nous rappellent quelque chose de plus haut que le quotidien.
« Sacré » , le mot est lâché. Sommes-nous dans une cérémonie ? C’est fort possible même si le premier profanateur est sur scène c’est-à-dire au centre de la cérémonie qui va de l’Eglise de Morlaix à Nottingham en passant par Sainte-Anne. On y parle de marins prÊcheurs, d’un curé ivorien, un avant-bras d’un Christ récupéré à Nantes domine l’espace en hauteur, on vit sous nous yeux une transe lorsqu’apparaissent sur un écran les Sleaford Mods. Et si ..et si ce qui liait tout cet ensemble était le sacré au sens de communion entre les hommes. Et si finalement, nous ne dépassions pas l’espace théâtral pour atteindre une réflexion sur l’être au monde .? C’est fort possible.
En 1965 était publié Le sacré et le profane de Mircea Eliade où il est écrit :
«Le sacré et le profane constituent deux modalités d'être dans le monde, deux situations existentielles assumées par l'homme au long de son histoire. Ces modes d'être dans le Monde n'intéressent pas uniquement l'histoire des religions ou la sociologie, ils ne constituent pas uniquement l'objet d'études historiques, sociologiques, ethnologiques. En dernière instance, les modes d'être sacré et profane dépendent des différentes positions que l'homme a conquises dans le Cosmos ; ils intéressent aussi bien le philosophe que tout chercheur désireux de connaître les dimensions possibles de l'existence humaine.»
Grâce à Sebastien Barrier, à côté d l’expression « tout chercheur » , on peut ajouter : « tout clown » . M.M
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