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Photo du rédacteurMathieu Méric

"LA GUERRE INVISIBLE" LE THEATRE ET SON DOUBLE d’Antonin Artaud Mise en scène de Gwenaell Morin

On peut être sûr que la pandémie mondiale actuelle n’aurait pas fait peur à Artaud. Prophète,il avait filé la métaphore de la contagion d’un Mal comme possible force spirituelle assez puissante pour ébranler les strates de la société; s’appuyant sur « la plus merveilleuse explosion de peste », celle de 1720 à Marseille, et son virus, pour expliciter sa théorie du théâtre. Il aurait peut-être accueilli cette terreur comme l’occasion de faire sauter l’esprit moutonneux et plat qui l’« emmerdait tout le temps » des hommes car « sous l’action du fléau, les cadres de la société se liquéfient. L’ordre tombe. Il assiste à toutes les déroutes de la morale, à toutes les débâcles de la psychologie, (…) ». Voilà la fonction du théâtre selon Antonin Artaud. Ce sont ces effets dévastateurs dans les esprits qu’il doit produire sur le spectateur. Artaud écrit - il n’arrivera jamais vraiment à le mettre en pratique - ce que Morin nomme un « programme » à la trame poétique bouleversante avec la maladie comme métaphore, quarante ans avant Susan Sontag. Un texte unique, isolé, qui n’appartient à aucun courant, aucune avant-garde mais dont tout la monde du théâtre va un jour où l’autre se réclamer ou y faire référence. Pourquoi isolé ? D’abord sa forme, le style hyperbolique et infernal lui confère une poétique de la pulvérisation avec l’anéantissement de tout le théâtre de son époque comme objectif. Il n’est pas celui qu’on attend d’une ambition ouvertement théorique, c’est la forme de l’essai polémique qui est privilégiée. Cet exemplum de littérature apocalyptique soutient paradoxalement qu’il faut abolir le texte et la psychologie des plateaux de théâtre pour qu’il renaisse, l’homme avec. Comme tous les réformateurs du théâtre Stanislavski, Meyerhold et Brecht, c’est l’homme qui doit être changé par les moyens du théâtre. Un long poème contre le texte, contradictoire et révolutionnaire. C’est surtout par le truchement de sa découverte du théâtre balinais lors de l’Exposition Universelle de 1937 à Paris et son voyage au Mexique que la théorie d’Artaud prend un contour prophétique et délirant. Le deuxième grand choc que provoque ce texte, amené par ces découvertes d’arts non-occidentaux, c’est l’idée de retour à l’origine du théâtre, un ante-théâtre, c’est-à-dire son ensauvagement, un théâtre avant le théâtre où les signes remplacent les mots et les idées laissent la place aux corps. L’acteur devenant un « athlète du coeur ». Car , selon « le petit-bourgeois de Marseille » comme il l’écrit dans ses Cahiers de Rodez, la société dans laquelle nous vivons a oublié l‘aspect sacré du théâtre qui est un rite où l’on expurge tout le Mal de manière cathartique. Elle a oublié son pouvoir thaumaturge face à une société hagarde et malade. C’est cette dimension qui intéresse Artaud qui va alors attaquer toute la littérature dramatique. Les répercussions seront intellectuellement énormes, on l’ a dit plus haut.

Que fait Gwenael Morin de ce texte par endroit indéchiffrable, hiéroglyphique ? Dans ce vaisseau de pestiféré ? Monter un texte si violemment anti-théâtral et qui n’ est pas du théâtre. Un texte fait de visions, de fulgurances oscillant entre lucidité et délire, sans nuances. On connait l’obsession du metteur en scène pour déterrer les classiques ( Molière, Sophocle, Eschyle,..) de leur stupeur -cela, Artaud aurait aimé- et autres grands metteurs en scène ( Vitez, Fassbinder) , sa boulimie de plateau, de concret, de jeu d’acteur avec son Théâtre Permanent aux Laboratoires d’Aubervilliers. Il y a peu d’accointances entre le travail brut et artisanal à la fois de Morin et l’outrance, le refus systémique et permanent des conventions du plus célèbre patient de l’hôpital psychiatrique de Rodez. Pourtant, l’amour archéologique du théâtre de Morin devait le porter vers cet autre obsessionnel même s’il ne se réclame pas du tout de cette esthétique. Comme la plupart des gens de théâtre, la lecture de ce texte a marqué sa jeunesse. Mais c’est le Morin de la maturité qui le met en espace comme s’il fallait un temps long de gestation ou alors un retour aux origines (tiens ? ) de ce qui nous a transporté, soutenu plus jeune dans nos désirs les plus fous. C’est sans doute cette dernière hypothèse qui anime Morin pour ce spectacle. En exergue, le metteur en scène explique être tombé sur une édition trainant dans un théâtre, l’avoir feuilleté et s’être totalement retrouvé dans les idées du Théâtre et son double. Seulement, mettre des idées sur un plateau c’est-à-dire concrétiser l’abstrait, qui plus est celles d’Artaud pour le théâtre, est à haut risque. La perdition est presque inévitable tant l’ambition est démentielle, tant le désir d’absolu de l’auteur se mêle dans son abord d’un art matériel et éphémère. Cet absolu qui le tenaille, lui morsure tout le corps, le fait souffrir, le pousse à ce retour aux sources du théâtre. Pur dans sa théorie, impur dans ses actes, sacré et immoral, religieux et scandaleux. Cet absolu qui veut atteindre le sacré et Morin dans sa nostalgie qui réactualise son idée du théâtre se rejoignent dans la salle des Amandiers transformée pour l’occasion en nef blanche et éphémère qui nous accueille sans sièges, vide, immense où tout est à inventer, à habiter. D’emblée, Morin se fait bon élève et place un livre géant avec la couverture d’une vieille édition du Théâtre et son double, debout face à nous, placés de face par des ouvreurs incertains tellement l’atmosphère est performative et insaisissable. On comprend de suite la fragilité, la précarité du théâtre nu, avec seulement des corps, des mots et surtout des tripes. Le livre-totem installé, entrée des acteurs, cercle, très beau choeur. Cercle, lien, prière, le sacré est convoqué. Puis c’est le blasphème, les mots de malheur d’Artaud dit par l’acteur Richard Sammut, au centre du cercle , raisonnent dans la nef, tout le mal qui le ronge est exsudé. Ancré au sol, le ton est martial, La langue d’ Artaud est imprécatoire et nous regarde en face , nous dévisage, nous déshabille. Peu de déplacements, la langue qui rugit, vibre des pieds à la tête de l’acteur qui ne faiblit pas. Le cercle éclate, quitte la scène et se mêle au public, donne la voix au public. Un spectateur lit une notice autobiographique de l’auteur qui rappelle les coups, les traumatismes reçus et alors en cours. Couteaux et séjours en hôpitaux s’entrelacent dans la construction d’une figure mythique du maudit. S’il pioche dans d’autres extraits de textes d’Artaud, c’est pour mieux se recentrer sur le personnage et aussi le mettre à distance lui et son oeuvre qui le submerge totalement. Pour ce fair , une mise en scène d’Artaud lui-même grâce à une perruque et le célèbre Pour en finir avec le jugement de Dieu , ovni radiophonique dit par Manu Laskar, retentit non sans grotesque ce qui brise l’ostentatoire imprécation de départ. On reste dans la métaphore religieuse mais au sens de relier car on est dans le public, on circule, il n’y a plus de scène, il n’y a en jamais eu en fait, il n’y a que des corps, le reste est littérature. Et puisqu’il n’y a que des corps, il y à l’envers du sacré, du beau c’est-à-dire le scatologique, notre âme si seule et malheureuse baignant dans une merde noire. C’est par ce prisme qu’Artaud voyait l’homme, le visible et il cherchait bien sûr comme tout prophète et martyr, l’invisible. Au nom de cela, il menait une guerre au réel, à l’homme de son temps. Enfin, le troisième temps du spectacle est celui de la destruction caractérisée par un grand marteau que le metteur en scène impose dans l’espace de jeu. Destruction comme toute la dynamique du livre qui veut construire sur les ruines du théâtre, un art qui rend visible l’invisible et libère nos maux intérieurs par un transe de gestes . Par Artaud, Morin retrouve le travail kinesthésique de l’acteur qui hurle, pleure, chute , cette « transe de gestes » en quête d’une présence. Et si Morin transformait ce désir de capter l’invisible par les corps d’Artaud en hommage à l’acteur de théâtre , toujours entre création et destruction, entre visible et invisible? Et si chez Morin l’acteur était la figure du sacré ?

M.Méric


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