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"La Gioia” de Pippo Delbono au Théâtre du Rond-Point
« Nel mezzo del cammin di nostra vita ritrovai per una selva oscura, che la diritta via era smarrita. »
Dante, L’Inferno
« Gianluca, la tristesse passe. Gianluca, la peur passe. Et la joie arrivera. »
Pippo Delbono, La Gioia
Pour Christine Renon.
« Où est la joie ? » interroge Pippo Delbono au milieu du spectacle. En quête éperdue pour (re)trouver ce sentiment disparu, lié à l’enfance, des moments…à des êtres bien sûr mais toujours fuyant et parfois aussi laissant alors la place à l’obscurité, aux ténèbres .
Cette tension entre ombre et lumière, entre les sombres méandres de nos existences et l’éclat lumineux qu’elles peuvent atteindre traverse le spectacle. Les sentiments opposés sont intimement liés dans le chemin vers la joie car tout part d’une perte.
Le spectacle, crée en 2018, s’est métamorphosé en hommage posthume à l’acteur emblématique de la compagnie, Bobò, décédé en mars dernier et qui tenait comme toujours dans les spectacles du metteur en scène de Varazze une place axiale.
En maître de cérémonie, Pippo Delbono, place au coeur du spectacle la mort, celle de Bobo mais aussi celle d’un proche de la compagnie. Voilà le rude point de départ et l’acteur italien qui a toujours fait de sa biographie une matière à création ne cache pas sa douleur. Il la porte, débraillé, micro et feuilles à la main, traversant la scène et les travées du théâtre comme une ombre, éprouvé, sentiments mis à nu.
Dès lors, comment accéder à la joie avec pour point de départ la perte d’êtres chers?
On l’aura compris ce spectacle est un exercice de deuil et un recherche des possibilités de la joie malgré le drame.
Au départ, et malgré un prologue bouffon, c’est la nuit et le vide qui envahissent la scène. Ce vide c’est celui de l’absence de l’être aimé, celui d’une profonde mélancolie accompagnée de notes de tango. C’est une danse qui s’interrompt, c’est une scène uniquement peuplée par la tristesse des mots de Pippo Delbono. Puis, de nouveau le vide, et le silence. L’espace se remplit de silence, le rythme est brisé, il y a une cassure, le spectacle n’avance pas et s’enfonce dans cette profonde mélancolie de l’être perdu jusqu’à la folie qui enferme, qui nous sépare des autres, de la vie. Pippo Delbono tonne alors les répliques du roi aliéné de Pirandello, Henri IV, fou après une chute de cheval puis de nouveau lucide mais incapable toutefois de réapprendre le réel, de s’y conformer, préférant un univers clos et fictif. Sur la scène, des barreaux descendent enfermer l’acteur assis en fond de scène accompagnent ces paroles, l’image statique est saisissante et la référence à Henri IV entraine le spectacle dans une dimension toute tragique.
La mort , l’absence, le vide modifient l’espace, le réduit jusqu’à l’enfermement de l’acteur qui joue une partition de l’arrêt, du non-jeu, entièrement dépouillée, s’apercevant qu’il ne peut combler les scènes prévues avec Bobo, dont le spectre envahit le spectacle. Le rejeu de certaines scènes de l’acteur défunt dans d’autres spectacles accentue son absence et sa dimension spectrale. Ces vêtements dépenaillés sortis de sacs poubelles et disposés sur la scène par Pepe Robledo, autre acteur emblématique de la compagnie lui aussi figé dans un non-jeu, lui aussi en deuil, mette en exergue une scène qui, si elle s’agrandit est désincarnée. C’est un théâtre totalement désincarnée, expurgé de tout ornement, en berne, dans le nu de la vie.
Et ce temps s’étire, c’est celui de la mélancolie, de la tristesse, un temps d’arrêt, entre-deux infernal entre une mort à accepter et une vie à reprendre. Plus de lumière, plus de danse, acteur enfermé, la disparition de Bobò, c’est la disparition du théâtre chez Pippo Delbono.
Et surgit une présence, celles des comédiens paradant en habits de music-hall que les clowns de Fellini n’aurait pas renié. Surgit une explosion de couleur rendue par les costumes, une parade d’enfants du paradis dans une chorégraphie mécanique, sourires figés, tableau de troupe foraine qui va peu à peu se mouvoir pour remplir la scène tandis que Pippo Delbono n’est plus enfermé mais entouré d’orchidées, d’une beauté apaisante. Magie ? Non, théâtre , c’est bel et bien un hommage au peuple de la scène que rend le metteur en scène italien, exubérant, incarné dans ce stéréotype d’artiste bohémien, nomade, cette image romantique des comédiens pour exorciser la nuit du deuil, pour mieux survivre à la peine, pour donner à la vie des reflets multicolores. Le cercle final dansant formé par les comédiens boucle la boucle, le théâtre disparait pour mieux réapparaitre.
Parce que le théâtre est un rite et qu’il est la vie du metteur en scène italien, le passage vers la lumière permet de ressortir de la brume et retrouver un chemin droit ou moins tordu.
La vie, la mort et le théâtre sont intimement liés dans ce spectacle qui ne nous épargne pas la douleur mais qui laisse entrevoir la possibilité de se transformer en joie. L’art théâtral de Pippo Delbono nous parle parce qu’il est fait de sincérité et de lucidité il affronte les drames avec ses armes, celles de l’acteur, du théâtre et il n’élude rien quant à la quête de la joie qui est une épreuve..si humaine, si empreinte d’amour, d’obscurité et de lumière. Plus que jamais, il nous rappelle que le théâtre est un rite archaïque qui permet une métamorphose de l’âme.
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