Exposition « MARCOVALDO ». Du 12 au 17 Avril 2019 au Houloc d’Aubervilliers (https://lehouloc.weebly.com) ( Crédits photographiques © Adrien Thibault)
D’Italo Calvino, Barthes dit lors d’un entretien sur France Culture en 1978, qu’on y trouvait de la « bonté », de l’ « ironie (…) jamais blessante (…) un sourire, une sympathie » dans son oeuvre.
Dans Marcovaldo, recueil de vingt nouvelles datant de 1963 qui racontent la vie sur cinq années d’un ouvrier de la campagne migrant en ville pour le travail, on retrouve cette veine tendre et satirique contagieuses pour le lecteur ainsi que les pouvoirs de l’imaginaire qui sont chez Calvino une forme de résistance tenace mais ronde, délicate, au temps, à ce qui nous encercle, nous empêche au quotidien.
Contes modernes de la misère quotidienne des ouvriers du Sud durant l’après-guerre dans une Italie coupée économiquement en deux entre le Sud pauvre et le Nord à l’industrialisation galopante, Calvino se penche avec son art du récit sur les transformations socio-politiques qu’entraîne cette fracture, et ses conséquences migratoires.
Nous suivons donc Marcovaldo, antihéros par excellence, débonnaire, étourdi et rêveur, pauvre ouvrier d’une cité industrielle jamais nommée, Calvino amplifiant l’impersonnalité, ce qui généralise le sujet du livre, réflexion en filigrane de l’auteur italien: qu’est-ce qu’une ville au XXe siècle ?
Marcovaldo est aussi le nom du collectif, crée par Léa Hodencq et Anna Battitston, organisatrices de l’exposition collective de 17 artistes émergents autour du livre, s’inscrivant dans une tendance des arts visuels et performatifs depuis quelques années et consistant à s’emparer d’oeuvres romanesques. En effet, la littérature est le point de départ de mises en scène et expositions et les projets transdisciplinaires « se multiplient, plusieurs commissaires d’expositions évoquent leur liens avec la littérature » comme le souligne Henri Guette dans le Transfuge du mois d’avril 2019. Citons seulement l’exposition Un musée imaginé. Et si l’art disparaissait ?au Centre Pompidou de Metz en 2016 et qui s’appuyait sur le roman dystopique Farenheit 451 de Ray Bradbury.
Les deux commissaires qui ont pensé cette exposition, véritable manifeste du collectif Marcovaldo, ont invité chaque artiste à s’emparer du livre de Calvino pour réaliser leurs installations. Chacun, par le biais de son art nous offre une méditation sur la ville moderne, ce qu’elle provoque chez l’homme, son hégémonie, ses apories et aussi la résistance à la domination d’un point de vue consumériste sur le monde.
Steven Daniel avec Le Monde déréalisé exprime toute la dichotomie spatiale d’une ville qui parcourt le livre entre une nature qui s’efface au profit d’un empire de béton et d’électricité. Faites de lumières artificielles, celles des publicités, des intérieurs d’appartements casés dans des tours gigantesques, les villes modernes deviennent tentaculaires et colonisatrices de tous les espaces. Le contraste est net dans son oeuvre entre une tour imposante, pourtant au second plan, dont on imagine une grande hauteur, illuminée par les foyers, et, une nature au premier plan, dans l’obscurité, visible seulement par le reflet des lumières de l’immeuble. Nature qui semble s’éclipser en silence, mais aussi s’exténuer, ayant perdu tout aspect verdoyant, coloré pour sombrer et disparaître de l’espace.
Ainsi l’artiste pousse à l’excès le paradigme d’une époque qui choisit de vivre sans nature pour installer le désir industriel, un espace artificiel remplace ici brutalement une espace naturel.
Dans cet espace devenu suffocant, sans autre lumière que celles des foyers, une des prémisses à la sortie de cet univers dystopique est intérieur, c’est la rêverie. Notre antihéros semble vivre parfois des rêves éveillés qui le perde dans la ville et s’il part toujours avec un but : aller travailler, rentrer chez lui, très vite il s’égare. Marcovaldo est en quelque sorte un situationniste qui s’ignore (complètement) en dérive, telle que l’a défini Debord, dans une urbanité inhospitalière envers les plus faibles et faisant méticuleusement disparaître tout espace naturel.
Le petit ouvrier italien arrive à s’extirper d’un quotidien de plus en plus unicolore en observant avec un espèce de flair paysan, les moindres recoins de plantes, champignons, animaux de la campagne etc.. réduits à l’extrême marge. Cette démarche le renvoie à une rêveuse nostalgie.
Les trois graphies d’Audrey Matt-Aubert avec la présence de colonnes, renvoyant l’image d’une Italie romaine de palais et de temples permettent un flashback vers le passé antique de la péninsule qui est inscrit dans l’espace urbain, répondant au monde « déréalisé » de Steven Daniel, installés dans un univers d’éther, flottantes dans les cieux sans trop savoir où se poser ou même se reconstituer. Par cela, l’artiste rejoint la dérive de Marcovaldo, se faufilant dans la ville non pas en quête de sens mais en quête de nostalgie d’une nature qui est en train de disparaître. Nostalgie de sa campagne natale ou plutôt d’un Paradis perdu pour lequel Marcovaldo, dans cette ville ennemie, se console comme il peut, par ses interstices (allez lire la nouvelle Le Jardin des chats opiniâtres) et au cinéma, pourtant représentant presque officiel dès l’après-guerre, de la ville moderne, verticale et capitaliste. Cinéma ici représenté matériellement par un modeste drap étendu lui aussi flottant au gré des airs venteux dans le ciel. Ainsi, malgré ces colonnes, ce poids du passé antique, ces oeuvres tentent de contrer leur immobilité. Pivots autour desquels le monde est en flottement, en errance mais rêveuse cette fois, on flâne dans un monde surréaliste. Rendre ce monde fait de béton, de verticalité en un univers flottant, liquide appartient à la dimension fantasmagorique de l’oeuvre de Calvino avec ces déplacements d’objets, de personnes, incongrus, absurdes, oulipiens.
Ulysse Bordarias aborde la rêverie/dérive de Marcovaldo avec un angle plus philosophique et politique. Espaces 60’s ne matérialise pas une rêverie mais une utopie, autre rêve, mais celui-là irréalisé. Comme si, à la suite des graphies d’Audrey Matt-Aubert, toujours dans un espace flottant et pour répondre à la quête fondamentale du personnage principal : un Paradis perdu qui n’a pas existé, le peintre proposait de mettre en toile un pays où l’innovation dans l’habitat collectif des années 60, représenté sur la toile par la cité Lénine d’Aubervilliers, rejoignait les avancées et les expériences scientifiques dans le domaine spatial et aérien pendant la Guerre Froide. On rejoint cette idée de Paradis, celui-ci se réalise sous nos yeux, les couleurs de fond, jaune et bleu évoquent une monde solaire, radieux, un espace édénique où les corps humains ne seraient que volants, dansants, enjouées dans cet espace sans limites, sans pesanteur.
La toile, au regard de « la » ville moderne du texte de Calvino peut agir comme une critique ironique des utopies architecturales, liées à l’idéologie, du XXe siècle et leur échec dans leur tentative de créer du « vivre ensemble ».
Le contre-modèle utopique d’Ulysse Bordarias à la ville moderne dans laquelle évolue Marcovaldo introduit une critique l’espace urbain et ses transformations écrites par Calvino.
Déjà, l’aspect funambule du personnage Marcovaldo dans un monde froid et bétonné, cousin italien de Chaplin et Tati, s’inscrit dans une veine comique mais aussi poétique et satirique. Aussi, la dénonciation par la fable de l’aspect inhumain de la ville moderne de l’auteur est présente dans l’oeuvre de Célia Cöette, À géométrie variable(comme une vieille rengaine) ou les plumes aux couleurs vives zébrées rappellent les costumes et le rôle du carnaval, fête qui ré-anime la ville d’une énergie riarde, rebelle, provocatrice tout en repeignant son espace de façon consciencieusement extravertie à Salvador de Bahia ou La Nouvelle-Orléans notamment.
La fragilité des plumes se dressant dans l’espace, l’attention qu’on y porte nous place dans la peau de Marcovaldo et son regard guetteur de nature, souligne à la fois cette existence malgré tout des couleurs, de la légèreté livrée aux vents, de lignes qui se courbent, ondulent, vivantes dans un espace urbain sans fuites possibles mais aussi sa grande précarité dans ce monde artificiel de la ville qui enferme ces manifestations festives qu’elle réifie. Impression paradoxale donc devant l’action répétitive et étroite des plumes limitées dans leurs mouvements et , leur éclat malgré leur vulnérabilité. Mais cette présence fragile peut être ici allégorique de la résistance tendre et douce de Marcolvaldo au monde urbain du XXe siècle. À l’homme de voir ces présences qui nous évadent du décor artificiel contemporain.
L’esprit de résistance par la simplicité de Marcovaldo se manifeste avec Sans titre (rose et jaune) et Sans titre (rouge et jaune) de Louis Leroy. Ses scanographies représentent les objets jetés dehors par les habitants de Palerme pour protester contre la politique de la ville. Cette tradition rebelle s’exprimant de façon brute et visible est de fait anti-consumériste, c’est un espèce de happening à l’échelle d’un quartier ou d’une ville contestant de l’état de la ville, remettant en question ce qu’elle est en train de devenir, formant des tas, des assemblages étranges d’objets, de couleurs qui se superposent, s’agrègent et forment des structures nouvelles. Cette acte de résistance se transforme ici en acte de création ou l’inutile devient utile, change de vie, de forme.
L’écho entre les nouvelles et les oeuvres de Louis Leroy renvoie à une opposition non pas frontale, binaire entre un paradis artificiel et un paradis naturel mais elle s’avère plus concrète et créative grâce à l’acte de mains humaines quitte à enlaidir, à échouer, il en reste cette présence de l’homme qui participe, s’engage, enclenche une relation dialectique avec sa ville et surtout, affirme par dessus-tout son existence.
Focus sur Le Houloc:
Lieu de création, Le Houloc est espace fort accueillant, on entre dans une cour peuplée de grandes plantes. En face de nous, au fond, la porte s’ouvre sur les ateliers des artistes.
La bâtiment est rénové par eux-mêmes, locataires, dans un chantier collectif qui symbolise le fonctionnement horizontal de ces artistes qui organisent, disposent,réparent, agissent véritablement en commun. Le Houloc n’est pas seulement lieu de création, il est aussi porteur d’une micro-philosophie politique exigeante mais garante de liberté et de création. Un souffle calme, limpide de partage des expériences traverse ce lieu qu’il faut absolument découvrir.
Lien FB : https://www.facebook.com/LeHouloc/
-Mathieu Méric
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