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Photo du rédacteurMathieu Méric

Nickel



« Si vous saviez sur quels tas d’immondices

Pousse la poésie, toute honte bue,

Comme la jaune dent-de-lion le long des clôtures.

Comme la bardane et l’arroche. »

Anna Akhmatova



avec Daphné Biiga Nwanak, Thomas Gonzalez, Keiona Mitchell, Julien Moreau, Snake Ninja, Romain Pageard & la communauté du Nickel Bar (15 à 20 amateurs.trices)

mise en scène Mathilde Delahaye

texte Mathilde Delahaye & Pauline Haudepin


Ruines sublimées

Le dernier spectacle de Mathilde Delahaye entraîne le spectateur dans un enchevêtrement de mondes différents et possibles en un seul et même lieu.   

La dimension transformatrice en est l’axe principal, dans un mouvement en trois temps qui part d’un univers dystopique vers une utopie en passant par la création d’une  communauté qui se lie aux marges de la société, aux bords du politique, des institutions, vers l’égalité.

Ce lieu est une usine russe, Norilsk Nickel sujet du documentaire de François Jacob datant de 2017, Sur la lune de Nickel

Après un prologue reconstituant le genèse du projet et de l’usine, devant une imposante armature métallique la représentant, son dernier ouvrier se libère de son bleu de travail en se dénudant puis disparaît dans l’obscurité. 

En lieu et place d’un récit diégétique autour du thème des ruines qui conterait l’histoire d’une usine jusqu’à sa fin tragique, Mathilde Delahaye choisit de nous montrer ce lieu avec d’autres agencements, d’autres aspirations; elle nous montre ses métamorphoses. Si bien que l’espace devient un espace topique, lieu de transformation  et  champ d’expérimentation de nouvelles formes de vies humaines.

Dans un espace si inhumain renaît donc la vie et la pensée-en-vie.

La première transformation sous nos yeux est d’une énergie folle, seule capable peut-être par son intensité  à pouvoir arracher de la vie dans ce lieu qui se caractérise par l’absence de celle-ci depuis le départ du dernier ouvrier. 

Un escouade d’une vingtaines de danseurs se fixe sur la scène, tous figés dans un tremblement elliptique au diapason d’une lumière stroboscopique. Leurs mouvements  même modifient l’espace en piste de danse, soudainement et brutalement, le scène devient un club,  la mutation est vertigineuse et elle se fait par les corps en fête. De la mort à la fête, métamorphose radicale, souffle nouveau, tempête de vie, l’énergie déborde du plateau. Il y a une double transformation : celle de ruines en un lieu festif et celle d’une horde en une communauté rassemblée autour de la danse. Car la chorégraphie aussi bien que les solistes venant du voguing propose des dispositifs circulaires, de défilés, de parades  où le lien du collectif aussi bien que l’affirmation de soi par l’aspect performatif sont présents. 

Nous comprenons que la modification d’un lieu s’accompagne d’un ré-agencement politique marqué par l’égalité. 

Avant le troisième et dernier volet du spectacle, placés en hauteur dans une cabane mais filmés en portrait et projetés sur un écran en face de nous, des danseurs dialoguent où plutôt rêvent ensemble, se racontent, on est au bord du strorytelling, de la rêverie, la parole circule librement créant une polyphonie, celle-ci comme un prolongement de la chorégraphie  où l’on existe avec les autres qui existent aussi. 

La cabane, isolante et protectrice accentue l’intimité rendant possible la polyphonie et circulation libre de la parole. Elle fortifie aussi une communauté par la proximité des corps qui sont à l’origine d’une renaissance et d’une libération. 

C’est un élément important du spectacle, sa politicité se fabrique moins par les mots que par les corps, elle est plus organique que philosophique, la pensée est engendrée par les rapprochements chorégraphique et polyphonique qui organisent intuitivement la communauté. C’est une pensée anti-dogmatique, contre une thèse unique où l’hybridité présente dans la communauté, dans les médias utilisés, dans le décor, création éphémère  au statut précaire, s’affirme de plus en plus puissamment dans le spectacle. 

Ce long intermède est lié au dernier temps de la création. Soudés par la polyphonie, installés dans une hybridation du monde, la communauté part en quête , comme un pèlerinage à la recherche de matsutakés , ces champignons japonais poussant sur les ruines d’Hiroshima et plus globalement sur  les ruines du capitalisme industriel. Nouvelle mutation, nouvelle métamorphose de la communauté qui devient chercheuse dans un monde à nouveau végétal. L’image édénique vient à l‘esprit naturellement , on peut même pousser jusqu’à l’évocation  du  Pélerinage à l’ile de Cythère de Watteau , tableau illustrant là aussi un bonheur utopique. 

Mais cet Eden n’est pas uniquement rêverie éthérée d’une pureté retrouvée, d’un retour à la terre. Il n’y a aucun romantisme dans cette utopie. 

Evidemment, Thoreau est convoqué mais la recherche de ce champignon japonais qui raisonne comme une métonymie du spectacle ici intègre au rêve utopique une apparence scientifique, rationnelle donc concrète. 

Comme Ovide, comme Kafka, Mathilde Delahaye nous montre la métamorphose, ce qui inclut frictions entre les êtres et hybridité.  Dans son langage théâtral cela implique  aussi une transformation de l’espace, une disposition des corps, un organisation de la parole sans hiérarchisation, créant un espace intime plus égalitaire, à l’abri de la violence du monde et plus libre.



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