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  • Photo du rédacteurMathieu Méric

Qui sont les lions? Qui sont les chacals?

Dernière mise à jour : 8 févr. 2022

La Cerisaie

d’Anton Tchekhov mise en scène Tiago Rodrigues


7 janvier – 20 février - Odéon 6e



Il n’y a rien de révolutionnaire dans le théâtre de Tiago Rodrigues mais une extrême attention portée au rythme en général donnant une dimension artistique indéniable. Cette mise en scène évite le piège de produire, avec le théâtre de Tchekhov, du naturalisme. Rien n’y est facile, pas de ficelle théâtrale malgré un plateau d’acteurs clinquant avec Isabelle Huppert en tête d’affiche, la pièce ne mise pas sur cette empilement d’acteurs talentueux et reconnus car la clé est rythmique, voire par instants chorégraphique. Le mouvement est construit par chacun ou alors chacun est pris dans celui-ci. Dans tous les cas, il nous emporte tous. On voit bien que la mise en scène s’appuie sur une intensité métrique du texte car le décor est mouvant - de superbes praticables en lampadaires Art Nouveau- il y a des chaises qui apportent peu à la scénographie. Pas d’ornements, de fioritures, la cerisaie n’est pas matérialisée, elle ne repose que sur ce qu’en dit le texte, l’acteur et…je dirais la danse. Si chacun joue sa partition, les scènes de bal, reposent sur cette énergie collective portée au fur et à mesure du spectacle par une musique en direct dont la présence est très équilibrée, soutenant l’enjeu de la scène sans l’envahir de ses tonalités.

Cette ascèse dans le rythme permet au spectateur de découvrir une langue (traduite) tchekhovienne souple, frontale aux confins du bavardage et du badinage mais sans esprit de sérieux car un flot de vie (rythme, tempo permanents) se maintient et empêche les personnages de tergiverser, de s’apitoyer. Personne ne pleure (et pourtant, l’histoire est tragique), les échanges sont directs, la passion n’atteint pas les personnages car ils ont de trop petits destins ou sont destinés au mépris et à la solitude dans la réussite comme le transfuge Lepakhine. Reste, Lioubov, seul personnage tragique de cette douce farce qui nous émeut par son éminente nostalgie finale au moment du départ de la cerisaie, scène bouleversante dans un sombre silence tout en oubliant comme un meuble le vieux majordome Firs, témoin des changements de propriétaires comme du changement vertigineux de société. Et le mouvement général qui emporte tout accélère le tragique de ce changement de temps, d’époque. À l’ image du Guépard de Lampedusa, ce qui se joue à l’ombre des cerisiers est le remplacement des Guépards, des Lions par les Chacals, les Hyènes.

Mais le schéma tchekhovien de l’ascension sociale est rempli de subtilités humaines, de différentes facettes, notamment d’idéaux et de rêves effacés oubrisés, il réussit le tour de force de n’être pris ni de grande nostalgie pour la passé - voyant ses paresses, ses horreurs - ni de grande méfiance envers ces hommes de l’argent du nouveau monde s’emparant de biens pour une plus-value. Lepakhine, fils de moujiks est bouleversant de légitimité dans son achat et ce qui est terrible, c’est qu’il n'est pas heureux bien au contraire, au contact de cette vieille société qui n’est pas la sienne, qui est celle des maitres de ses parents, il grandit, s’aguerri, se retrouve considéré, en somme : il existe. Le départ de la caravane aristocrate fait naître en lui le regret et la fête finale de l’achat est dominée par le vide. Le vide du plateau amplifiant la sécheresse de la scène.

Cette fin est froide et pourrait s’avérer être un aveu de terrible inquiétude sur un temps funeste à venir car elle tient dans son sein de grands thèmes - l’argent, le déclassement, la valeur des choses, des sentiments, les rêves - et ce fut vrai pour le russe Tchekhov qui su humer l’air de son temps avec acuité mais, en art, comme c’est ici le cas, 120 ans après encore , c’est tout le public qui est à la fois dans la perplexité et la compassion. Sans choisir. Tiago Rodrigues, humblement mais fermement se montre à la hauteur de ces contradictions inhérentes qui font l’homme par tous les temps. Bravo.


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